Bruno Moulia est directeur de recherche à l’Inra (Institut national de recherche agronomique) dans l’Unité mixte de recherche « Physique et physiologie intégratives de l’arbre forestier ou fruitier ». Il a participé à plusieurs études prouvant les capacités de perception des plantes, notamment l’une, datant de décembre dernier, qui a permis de comprendre que les plantes sont capables de percevoir leur propre forme et d’adapter leur croissance et leurs mouvements en fonction.
On pense souvent que seuls les hommes et les animaux sont dotés d’intelligence et de capacité de perception. Les plantes, elles, sont vues comme des êtres vivants mais inertes. Vos travaux démontrent le contraire. Peut-on dire que les plantes ont, elles aussi, une forme d’intelligence ?
Bruno Moulia : Vous assimilez intelligence et perception, comme on a souvent tendance à le faire. Mais on peut tout à fait recevoir des informations de son environnement et y réagir sans aucune intelligence. Quand un médecin frappe avec un petit marteau sur votre genou vous tendez la jambe, c’est un réflexe systématique, votre intelligence n’y est pour rien. Parler d’intelligence est donc peut-être exagéré pour les plantes. Mais il est sûr qu’elles sont dotées de capacité de perception et de réaction étonnantes.
Comment est-ce possible alors qu’elles n’ont pas, comme nous, de cerveau ?
Les plantes n’ont bien sûr pas de sens comme les nôtres, mais elles ont des capacités qui s’en approchent. La vision est un bon exemple. Nous sommes capables de voir grâce à des pigments de nos yeux qui sont sensibles à la lumière. Les plantes ont, elles aussi, des pigments de ce type, qui sont répartis sur l’ensemble de leur surface. Elles parviennent ainsi à très bien distinguer la couleur bleu, ce qui revient à pouvoir « détecter » les sources de lumière autour d’elles. Et elles parviennent ensuite à faire un mouvement réflexe pour se tourner vers la lumière. Vous pouvez faire le test, c’est très flagrant avec les plantes d’appartement que l’on place près d’une fenêtre.
Et ce n’est pas tout. Elles ont aussi une autre capacité très originale que nous n’avons pas, c’est un pigment qui leur permet de savoir si elles reçoivent plus de rouge sombre que de rouge clair ou inversement. Et c’est très important ! Je m’explique. Les végétaux réfléchissent beaucoup le rouge sombre et absorbent presque totalement le rouge clair. Donc une plante qui reçoit une lumière avec beaucoup de rouge sombre et très peu de rouge clair peut savoir qu’une autre plante se trouve près d’elle. Si c’est l’inverse, c’est que leur voisin n’est pas un végétal. On a montré qu’elles peuvent le faire jusqu’à cinq mètres de distance. Et qu’elles peuvent, par exemple, augmenter leur croissance vers le haut avec anticipation pour capter plus de lumière que leurs voisines.
Peut-on parler là d’une forme de communication entre les plantes ? Y a-t-il d’autres exemples ?
Tout à fait ! Pour le montrer, on raconte souvent l’histoire des antilopes koudous d’Afrique du Sud. Ces animaux se nourrissent de feuilles d’acacias et les humains les ont toujours chassés pour se nourrir. Dans les années 1980, les zootechniciens ont tenté de créer un élevage d’antilopes et les ont donc placées dans un enclos avec une quantité d’acacia suffisante pour les nourrir. Mais, très vite, les antilopes sont mortes de faim alors qu’elles avaient le ventre bourré de feuilles ! Les techniciens ont fait appel à des botanistes et ont fini par comprendre. Quand il est secoué, l’acacia produit du tanin qui rend ses feuilles indigestes. Mais il produit aussi du gaz éthylène qui fonctionne comme une alerte, c’est-à-dire que tous les arbres qui le détectent fabriquent eux aussi du tanin. En liberté, les koudous contournent cette astuce en se dirigeant dans le sens inverse du vent pour brouter. Dans cet enclos, ce n’était plus possible. Cette histoire montre que les plantes sentent quand elles sont touchées, et qu’elles peuvent aussi détecter certaines odeurs et même s’envoyer des messages d’alerte. On a cru que cette histoire était une exception exotique mais en fait toutes les plantes le font. On le voit dans notre laboratoire, où l’on doit isoler les plantes quand on mène des expériences.
Ces découvertes sont très récentes. Comment expliquer qu’on n’ait pas perçu ces réactions plus tôt ?
Parce que notre propre système de perception n’en est pas capable ! Certaines plantes ont des réactions plus rapides, comme le Mimosa sensitiva qui se referme si on le touche. Mais elles étaient vues comme des exceptions, on les mettait dans des cabinets de curiosité. Tout a changé avec le cinéma, qui nous a permis de filmer les mouvements des plantes et de les montrer en accéléré (Voir ici la plus ancienne utilisation du cinématographe pour l’étude cinématique des mouvements de croissance, œuvre du botaniste et biophysicien allemand Wilhelm Pfeffer entre 1898 et 1900 ou encore la vidéo réalisée en 2012 par le vidéaste Daniel Csobot que nous diffusons ci-dessous, ndlr). On s’est alors peu à peu rendu compte que les plantes bougent, sentent et réagissent et que c’était simplement nous qui n’étions pas capables de les voir. Aujourd’hui on peut aller beaucoup plus loin, on peut mesurer et quantifier ces mouvements, on peut aller regarder les gènes qui sont impliqués… Dans notre laboratoire, cela nous a permis de voir que les plantes savent très bien percevoir le vent et son intensité. C’est très important puisque le vent est un énorme danger pour elles. Si elles sont exposées au vent, elles vont s’adapter et limiter leur croissance en hauteur, augmenter leur croissance en diamètre et donc être plus trapues.
Ces découvertes peuvent-elles être appliquées à l’agriculture ? Et permettre de trouver des méthodes plus durables ?
Je l’espère. Le vent est justement un gros problème agricole et forestier. On estime que dans le monde 10% à 20% du rendement des blés est perdu à cause du vent. Pour lutter contre ce phénomène, on a sélectionné pendant des décennies des plantes plus petites, on a choisi des nains génétiques. Mais ces espèces plus petites ont donc également des racines plus courtes et peuvent puiser moins loin les ressources du sol. Ce n’était pas un problème tant qu’on leur donnait des engrais à tire-larigot mais vu les conséquences économiques et environnementales c’en est devenu un. Vu qu’on ne savait pas que les plantes perçoivent le vent quand on a fait ces sélections, on a peut-être délaissé des espèces capables de se renforcer face à lui. On pourrait essayer de faire de nouvelles sélections avec ce critère. De même, nous avons beaucoup travaillé sur la capacité des plantes à se tenir droites et à se redresser. On pourrait aussi sélectionner les plantes les plus résilientes.
Des travaux de ce type ont-ils commencé ?
Non, pas à ma connaissance, tout cela est très récent. Par contre ces découvertes nous ont permis de travailler sur des méthodes de culture des rosiers avec moins de produits chimiques. Quand ils sont produits en serre, les rosiers poussent plus haut et sont plus fins parce qu’ils ne sont pas stimulés par le vent. Jusque-là, on compensait avec des produits chimiques. Mais nous sommes parvenus à de bons résultats en faisant passer régulièrement une barre de métal sur le haut de la plante pour la fléchir. On arrive ainsi à contrôler la taille et même le nombre de fleurs.
L’agriculture moderne a donc été conçue en méconnaissant de nombreuses capacités des plantes ?
La prise de conscience est très récente, oui. Quand j’ai commencé à travailler sur ces sujets à la fin des années 1990, beaucoup de gens étaient très sceptiques. Mais les récentes découvertes ont fait évoluer les esprits. Elles changent radicalement notre vision des plantes, c’est une petite révolution. Ça va conditionner notre manière de les cultiver mais ça va encore au delà, les relations qu’on a avec les plantes vont être changées. On ne peut pas se contenter de leur balancer des produits. Il faut utiliser notre intelligence pour mettre à profit leurs capacités. C’est un dialogue que nous devons inventer.